Pour cet article, nous nous sommes entretenus avec le major Marc Dauphin, officier commandant de l’hôpital multinational de rôle 3 à Kandahar lors de la mission canadienne en Afghanistan en 2009.
Quel a été le cheminement qui vous a amené à occuper un tel rôle dans les forces armées?
Je me suis enrôlé dans les Forces Canadiennes en 2e année de médecine; en effet, ce sont eux qui ont payés pour ma formation en échange de quelques années de service après ma graduation. Après avoir obtenu ma licence en 1976, j’ai été muté à Victoria, CB. Puis, l’année suivante, j’ai été muté en Allemagne pour 3 ans. C’était vraiment très l’fun! J’en ai profité pour apprendre l’Allemand et voir un peu de pays… Mais j’avais aussi une femme et deux enfants à la maison et j’étais tout le temps parti en mission ou en exercice. C’était dur pour eux. C’est pourquoi, après avoir fait mon temps dans les forces, je me suis établi en bureau à Mont-Joli avec 2 de mes camarades, tout en restant réserviste pour l’armée canadienne. J’ai fait mille et une choses dans le Bas-Saint-Laurent, des soins à domicile à de l’urgence mineure, en passant par des responsabilités de coroner local.
Je me suis rendu rapidement compte que le travail à l’urgence, avec ses défis constants et son adrénaline, était ce que j’aimais vraiment le plus en médecine. En bureau, j’avais beaucoup de difficulté à rencontrer des patients pour lesquels je ne pouvais pas faire grand-chose; c’était très fréquent à ce moment, car il y avait beaucoup de problèmes de santé pour lesquels nous avions peu de traitements efficaces, comme par exemple pour la dépression. J’ai donc déménagé ensuite à Rimouski en 1985, où j’ai pu me concentrer sur du travail d’urgence et aux soins intensifs; je suis même devenu en charge des soins après quelques années, c’était très excitant!
Je me suis ensuite installé à Sherbrooke en 1991, où j’ai pu continuer à travailler à l’urgence jusqu’en 2000. À ce moment, l’administration introduisait des coupures un peu partout à l’hôpital, et la charge de travail, la dynamique et l’ambiance sur l’unité étaient devenues complètement intolérables. J’ai donc modifié ma pratique et commencé à offrir un service de clinique walk-in, similaire à un sans rendez-vous mais offrant plus de services, pour combler les besoins en santé de ma communauté. Ça a été une expérience très stimulante, jusqu’à ce que mes collègues et moi nous nous retrouvions débordés par les suivis; en effet, le manque de médecin de famille se faisait sentir à Sherbrooke, et chaque fois que nous nous occupions d’un patient sans omnipraticiens, nous devions nous occuper nous même de son dossier à long terme.
C’est dans ce genre de contexte que les forces m’ont approché en 2007 pour que je parte en mission à l’étranger. La guerre en Afghanistan faisait rage depuis 2001, et l’armée avait grandement besoins de médecins ayant mon expertise en médecine d’urgence et en soins critiques. Comme je parlais en plus plusieurs langues; le français, l’anglais, l’italien que j’avais appris jeune dans mon quartier à Montréal, l’allemand que j’avais appris avec les forces, ainsi que le russe et l’espagnol que je baragouinais un peu, j’étais le candidat idéal!
Je suis donc parti à Trenton, Ontario, pour un entraînement intensif de 2 mois, pour ensuite être stationné en Allemagne pour un an en tant que médecin responsable des évacuations aériennes provenant de l’Afghanistan, en plus d’être commandant clinique et médecin-chef pour l’Europe. C’est à la fin de ce mandat que j’ai reçu de la direction des forces une »Mention élogieuse du chef d’état-major de la défense », une décoration honorifique.
…à la fin de notre rotation, l’hôpital affichait un taux de survie de 97 % pour nos patients arrivant vivants dans nos salles. Un taux aussi élevé n’avait jamais été vu dans aucun centre de santé en temps de guerre, et ce, à travers l’histoire.
Donc, un mois plus tard, alors que j’étais retourné à la maison, les forces m’ont encore approché, pour que j’aille directement en Afghanistan cette fois. J’ai accepté, à condition qu’ils me reprennent dans les forces régulières et non comme réserviste. J’ai donc quitté pour l’Asie avec la septième rotation des forces canadiennes en Afghanistan, avec comme destination l’hôpital de rôle 3 de Kandahar, la province la plus »chaude » du pays à ce moment.
Pourriez-vous nous parler de votre rôle à l’hôpital de Kandahar?
Là-bas, j’étais Officier Commandant de l’hôpital; en gros, je faisais le travail du DSP (directeur des services professionnels), du chef du CMDP (conseil des médecins, dentistes et pharmaciens), du directeur d’hôpital, de chef trieur à la salle d’urgence, du responsable des d’admission et du responsable des évacuations vers l’Europe. Tout ça pour un hôpital contenant en moyenne 175 professionnels à tout moment! De plus, notre rotation de 6 mois a été celle qui a eu à gérer le plus grand nombre de blessés, totalisant presque 40% des blessés totaux de cet hôpital pendant toute le guerre: tout un défi!
Malgré tout ça, nos efforts ont été bien récompensés; à la fin de notre rotation, l’hôpital affichait un taux de survie de 97 % pour nos patients arrivant vivants dans nos salles. Un taux aussi élevé n’avait jamais été vu dans aucun centre de santé en temps de guerre, et ce, à travers l’histoire. Cet exploit nous a valu la plus haute distinction en soutien médical de l’OTAN, le prix Dominique Jean Larrey.
Quel genre d’expériences avez-vous vécues en Afghanistan?
Travailler dans un hôpital militaire est assez déroutant; tout l’équipement est transporté dans des conteneurs en métal, qui suite à leur déploiement deviennent les salles du centre! Le reste de nos installations est ensuite construites en toile et en bois. Ça fait vraiment un contraste avec le civil car notre équipement médical est extrêmement moderne, bien entretenue et en quantité suffisante, et il y a toujours des spécialistes et de la main d’œuvre disponible sur place »24/7 ».
De plus, il ne faut pas oublier que notre hôpital ne s’occupait pas seulement des soldats de l’OTAN; nous offrions aussi des soins d’urgence aux soldats et civils afghans. Dans notre centre, par exemple, plus de 35% de la population traitée était civile.
Au fur et à mesure que l’on s’adapte au train effréné des soins en temps de guerre et aux admissions extrêmement lourdes qui peuvent se présenter en situation de combat, ce n’est plus le même genre de cas qui nous font nous sentir vulnérable et inconfortable. Par exemple, j’ai su moi-même m’adapter aux traumas les plus intenses pendant mon passage en Afghanistan, mais je n’ai jamais pu m’habituer aux moments où un enfant était amené à mon urgence. Ce genre d’événement me frappait à chaque fois.
Il fallait aussi apprendre à mettre son pied à terre et faire valoir son opinion quand c’était opportun. Je me rappellerais toujours d’un soldat américain qui avait été traité chez nous, mais qui avait des plaies extrêmement vulnérables à être infecté par l’Acinetobacter, une infection nosocomicale commune en Afghanistan. Son général refusait qu’il soit envoyé en Europe pour son suivi, car il désirait étudier plus en détail les circonstances de ses blessures. Comme cet officier ne faisait pas partie des mêmes forces armées que moi, et comme j’étais responsable du patient, j’ai pu écouter mon instinct et l’envoyer en Allemagne pour qu’il soit soigné correctement malgré le mécontentement des hauts gradés américains.
Quel genre de personnes serait bien adapté à se lancer dans une carrière comme la vôtre?
Peut importe sa spécialité, il ne faut pas être une « prima donna » quand ont travaille avec les forces. La qualité la plus importante à avoir est de pouvoir travailler en équipe, et être capable de vivre avec le fait que le patient ne nous appartient pas comme au civil, mais que nous sommes tous simultanément responsable de sa santé.
Il est aussi nécessaire d’être un peu impulsif pour pouvoir gérer les imprévus, tout en étant intolérant vis-à-vis nos propres peurs pour ne pas hésiter à affronter leurs causes. Bien sûr, il faut aussi être résilient physiquement pour survivre à nos horaires chargés, et il faut avoir un excellent jugement pour prendre des décisions lorsqu’une situation ne suit pas exactement ce que nos règles nous dictent. Finalement, il faut être capable d’être de bonne humeur même dans des situations très difficiles, et il faut avoir un minimum d’aptitude de »leadership » étant donné que l’on ne sait jamais quand il faudra prendre les rênes d’une situation par nous-mêmes.
Pour illustrer ces qualités, je voudrais mentionner par exemple un technicien en radiologie avec qui j’ai eu la chance de travailler en Afghanistan. Un jour, l’hôpital a reçu une femme qui avait été atteinte par plusieurs coups de feu et qui nécessitait des traitements urgents. En effet, cette dame avait essayé de se faire exploser à proximité de soldats de l’OTAN, et ces mêmes soldats avaient été obligés d’ouvrir le feu sur elle pour se protéger. Le seul hic, c’est qu’à son arrivée, sa ceinture de bombe était toujours sur elle. N’écoutant que son courage, et pendant que personne n’osait encore la prendre en charge, ce soldat c’est occupé d’elle et lui a retiré ses explosifs, ce qui nous a permis de lui sauver la vie par la suite.
Que conseilleriez-vous à un étudiant voulant suivre une carrière comme la vôtre?
Étudiez! Concentrez-vous sur les aspects plutôt pratiques de la médecine et sur les techniques à maîtriser, et non pas sur les choses rarissimes que vous verrez au mieux une fois dans votre carrière. Il ne faut pas être obsédé ou compulsif dans ce genre de pratique, sinon vous serez très malheureux.
N’hésitez pas non plus à faire des stages en anesthésie et aux soins intensifs, quitte à aller visiter ces départements à la fin de vos journées, pendant vos soirées et pendant vos nuits, même si vous êtes en stage dans d’autres spécialités. Poser des questions, observez les différentes techniques à votre disposition. Si vous apprenez à »faire partie des meubles » et à approcher les patrons tranquillement, ce ne sera pas long qu’ils vous laisseront essayer des choses par vous même et qu’ils vous intègreront lentement mais sûrement à l’équipe. N’ayez pas peur non plus de vous mettre en situation d’inconfort; c’est souvent avec ce genre de défi que nous apprenons le plus de choses!
Auriez-vous un autre message à transmettre à nos lecteurs?
Préparez-vous bien à votre pratique et soyez compétents, c’est quand même vous qui allez être pris à s’occuper de nous dans quelques années!
Suite à son passage en Afghanistan, le major Marc Dauphin reçu en reconnaissance de son service exemplaire la Médaille de Service Méritoire du Gouverneur Général du Canada, l’Étoile de Campagne Générale de l’Asie du Sud-Ouest, la Médaille du Service Spéciale de l’OTAN, ainsi que la Décoration des Forces Canadiennes avec Barette pour ses plus de 22 ans de services militaires.
Patrice Chrétien Raymer
Co-Président du GIMF de l’UdeM