Photo vedette : Dr Vincent Demers
En première année de médecine, j’ai eu la chance de participer aux différentes cliniques locales de l’organisation Médecins du Monde, Canada. Elles offrent des soins de santé pour les populations vulnérables, dont les personnes itinérantes, les travailleuses du sexe, les autochtones et les immigrants. Lors de ma première clinique au Centre d’amitié autochtone de Montréal, j’ai eu la chance de rencontrer Dr Vincent Demers, un jeune médecin inspirant avec une pratique impressionnante pour quiconque en prend connaissance. Je me souviens de son charisme et de son enthousiasme contagieux. Au cours des cliniques suivantes, j’en ai appris davantage sur ses multiples projets audacieux.
Après avoir gradué en médecine en 2002 à l’Université Laval, Dr Demers a poursuivi son parcours en complétant sa résidence en médecine de famille au CLSC Haute-Ville-des-Rivières. Il poursuit sa lancée en étudiant présentement la philosophie, ainsi que l’administration exécutive des affaires (EMBA McGill – HEC Montréal). Son curriculum vitae inclut de nombreux accomplissements, notamment son travail avec le CSSS Jeanne-Mance, le suivi de patients avec méthadone, les dépannages au Nord du Québec, l’enseignement clinique, les tâches administratives et plusieurs publications. Il démontre réellement un intérêt pour l’ensemble des éléments de la médecine familiale.
Je vais souvent m’asseoir à la table où la chaise du médecin est vide, là où les besoins ne sont pas comblés, où on ne trouve personne pour faire le boulot. C’est un peu devenu ma seconde spécialité. J’y vois chaque fois un défi, un apprentissage à faire, une occasion de faire une différence.
Pourquoi la voie de la médecine familiale en particulier comparativement à d’autres spécialités? Y a-t-il des médecins ou des stages en particulier qui vous ont inspiré ou accompagné dans ce choix?
Dès ma première année de médecine à l’Université Laval, à Québec, ville d’où je suis originaire, je rêvais d’être médecin au sens large, comme celui qui venait soigner ma grand-mère chez elle, lorsque j’étais enfant, quand elle mourait du cancer, jaunie d’ictère et euphorisée par la morphine. Mon sens le plus développé a toujours été mon oreille. Mon écoute, je veux dire, parce que j’ai appris à écouter aussi avec les yeux et les mains. En choisissant la médecine familiale, j’avais le temps de soigner le patient dans son entièreté, en évaluant aussi son contexte de vie et ses états d’âme. Prendre ce temps est une véritable fontaine d’or à laquelle on s’abreuve pour enrichir la compréhension de nos patients et faire croître notre professionnalisme.
C’est mon stage d’externat en région éloignée qui a véritablement confirmé mon souhait de prendre cette envolée. J’étais à Blanc-Sablon, en Basse-Côte-Nord, où j’y ai d’ailleurs commencé ma pratique, deux ans plus tard. La médecine qui y était prodiguée était complète, centrée sur les besoins des patients, malgré leur complexité et l’isolement extrême du lieu. Il y avait là beaucoup d’aventure, de risque, de défis, sans parler de la beauté inégalable des paysages et de la bonhommie des habitants. J’ai rencontré Dr Raffi Kuyumjian qui m’a beaucoup inspiré, devenu plus tard médecin astronautique et mon ami estimé. J’étais fasciné par l’étendue toujours humble de son savoir, par sa passion communicable à poursuivre ses rêves et par son attitude chevronnée et respectueuse envers les patients et le personnel. Sans qu’il ne le sache, il a exercé une influence majeure sur mon cheminement.
Vous êtes très impliqué dans de nombreux projets, qu’ils soient reliés à la politique, l’administration, l’éducation médicale et beaucoup d’autres domaines. Dans les dernières années, qu’est-ce que cela vous a apporté? Quel est le projet le plus valorisant dans votre pratique?
La politique, bien qu’omniprésente, m’intéresse peu. Je déplore d’ailleurs que les médecins et la santé soient devenus des instruments de démagogie électorale. J’ai vu des médecins se poursuivre entre eux, se faire la guerre à coups de plaintes, des docteurs atteints de volonté de puissance et de richesse ou de mauvaise foi maladive. Tout cela est navrant et n’apporte rien aux patients, nuit à la bonne collaboration attendue entre les professionnels et explique en partie la perte de confiance du public envers la profession médicale.
Je vais souvent m’asseoir à la table où la chaise du médecin est vide, là où les besoins ne sont pas comblés, où on ne trouve personne pour faire le boulot. C’est un peu devenu ma seconde spécialité. J’y vois chaque fois un défi, un apprentissage à faire, une occasion de faire une différence. J’ai longtemps été très cynique, croyant que ce genre de participation ne servait à rien, mais j’y ai rencontré des médecins et des gestionnaires très engagés, ayant beaucoup de cœur et de persévérance. Je choisis de croire que l’on peut améliorer les choses avec du temps, des efforts et des échecs nécessaires, même lorsque les structures sont titanesques et que les traditions sont ancrées depuis des générations. J’ai découvert que de participer à des comités, à des groupes de travail, à des réunions de gestion et d’administration de la santé, c’est aussi faire de la médecine. L’impact qu’il est possible de générer sur un grand nombre de patients est, je pense, ce qui est le plus valorisant dans ces activités.
Je pense en particulier à un nouveau groupe de travail du Collège des Médecins du Québec auquel j’ai l’honneur d’avoir été invité à me joindre comme médecin de famille. Nous réviserons le règlement et le guide sur les ordonnances faites par un médecin, à la lumière de la modernité et des nouvelles lois permettant à certains professionnels d’exercer des actes auparavant réservés aux médecins. J’avoue avoir un faible pour les considérations éthiques qui sont essentielles lorsque des décisions administratives doivent être prises. Ce n’est jamais facile, mais la réflexion qui conduit à chaque décision est toujours pour moi extrêmement fascinante.
Quels sont les défis qu’implique votre pratique auprès des populations vulnérables au quotidien?
J’exerce principalement la médecine auprès de personnes ayant souffert dans leur âme ou qui en souffrent encore, notamment à l’Équipe itinérance du CSSS Jeanne-Mance, au centre-ville de Montréal. Les affections de santé mentale atteignent un nombre grandissant de personnes, mais peu d’entre elles souhaitent être « psychiatrisées » ou étiquetées comme malades mentaux et médicamentés. Et je les comprends, considérant que la plupart expliquent leur douleur par le labyrinthe de leur vie troublée qu’il est ardu d’imaginer quand on n’a pas expérimenté l’ombre d’une vie similaire. Ces gens cherchent souvent une voie alternative pour soulager leurs âmes écartelées, une voie qui leur donnerait plus de sens. La médecine actuelle, à peu près vidée de toute considération spirituelle et philosophique, semble ne pas répondre à ce besoin. Le plus grand défi est de trouver des médecins pour les prendre en charge et en qui ils auront confiance. Les préjugés sont extrêmement tenaces. Les services dédiés à l’itinérance sont mal financés et laissés à la bonne volonté des esprits missionnaires et des organisations bénévoles. Un sans-abri m’a proposé un jour qu’il faudrait créer un poste de ministre de l’Itinérance qui les comprendrait et qui s’occuperait spécifiquement de leurs affaires juridiques, sociales et sanitaires, tellement leur réalité est complexe et différente des patients pour qui le système de santé est construit. J’ai pensé le suggérer à mon tour à la première ministre…
Selon votre expérience personnelle, quelles sont les meilleures stratégies pour convaincre les étudiants en médecine à choisir la médecine familiale?
Ce n’est pas chaque futur médecin qui est fait pour devenir médecin de famille. Je crois que l’on ne doit pas convaincre les étudiants autrement qu’en leur montrant ce que l’on fait de bien et qu’en améliorant toujours notre professionnalisme. Il faudrait toutefois générer plus d’opportunités pour leur exposer notre réalité par des stages d’immersion précoce et par le mentorat. Il y a encore beaucoup d’ignorance de la profession de médecin de famille.
L’enjeu de la rémunération est également central, considérant toute la complexité, la demande, le risque, la responsabilité, le leadership et la connaissance nécessaires pour exercer ce métier. C’est une médecine séduisante, irrésistible, mais sa valeur se dissimule derrière un voile, derrière un certain manque de confiance vis-à-vis des autres spécialités. Cette espèce de subordination, ce complexe d’infériorité n’a plus lieu d’être. Les médecins de famille et les autres spécialistes sont des collègues complémentaires et essentiels l’un pour l’autre, pour le patient. Il faudrait que cesse la division de la profession médicale engendrée par les fédérations.
La Basse-Côte-Nord ne nous abandonne jamais, surtout quand toutes nos émotions se sont fracassées à ses rochers. Une partie de moi y errera toujours comme un fantôme.
Vous avez accompli déjà nombre d’exploits dans votre jeune carrière. Pouvez-vous nous raconter une situation qui vous a particulièrement marqué?
Je ne pense pas avoir accompli d’exploits. On ne peut rien faire sans l’appui de son équipe de soins, de la direction et sans le soutien des employés de bureau, aucun mérite ne me revient entièrement. Mon principal exploit, à mes yeux, est d’accomplir mon travail malgré ma timidité et le trac qui m’afflige lorsque je dois prendre la parole en public.
Je peux toutefois aborder une épreuve déterminante que j’ai traversée dans ma carrière. En 2007, quand j’avais tout juste 29 ans, à Blanc-Sablon, une guerre sans merci a éclaté dans la petite équipe de dix médecins de la Basse-Côte-Nord. Relativement épargné, je me suis retrouvé esseulé avec un collègue à tenir le phare médical et administratif de l’urgence, de l’hospitalisation, des soins de longue durée et des dispensaires de la Basse-Côte-Nord. C’était la grande pénurie, les heures de garde étaient interminables, nous avons même songé à fermer l’hôpital. La direction avait été décapitée dans le processus, la population entière était traumatisée, de même que le personnel de l’établissement. Le Collège des Médecins et le ministère ont dû intervenir. La folie s’était immiscée au plus merveilleux endroit du monde.
C’est dans cette foulée que j’ai été nommé chef de département de médecine, en remplacement du chef précédent tombé malade. On nous a envoyé plus de médecins dépanneurs à la rescousse. Fortement éprouvé comme jeune médecin, je suis néanmoins demeuré en poste, malgré les blessures. Après des mois de stress, épuisé et abattu, j’ai à mon tour annoncé ma démission. Des patients, des employés, des cadres et des maires de villages m’ont écrit des lettres me priant de rester. Ému, je n’ai pas pu les abandonner. J’ai recruté un jeune résident très intéressé par la région qui m’a redonné l’espoir de voir l’équipe se reconstruire. Malgré certaines tensions et déchirures, je suis demeuré en poste près de cinq années supplémentaires, en réduisant toutefois mes semaines de travail afin de me ressourcer. Une tutelle et une nouvelle direction ont été mises en place, nous avons recruté du sang nouveau, on m’a élu plus tard président du CMDP. Nous avons introduit des ordonnances collectives dans les dispensaires et le CSSS a obtenu l’agrément canadien conditionnel de la santé pour la première fois en 2011. J’ai quitté la région en 2012, laissant les effectifs médicaux comblés. Je suis parti en faisant la paix avec la région, en pardonnant.
La Basse-Côte-Nord ne nous abandonne jamais, surtout quand toutes nos émotions se sont fracassées à ses rochers. Une partie de moi y errera toujours comme un fantôme. J’ai souffert de mon départ, allant même jusqu’à consulter le programme d’aide aux médecins du Québec, près de cinq ans après les événements de 2007. Ayant perdu mes repères et le sens que la Basse-Côte-Nord donnait à ma vie, j’ai un peu vagabondé, en quelque sorte, durant trois mois, avant de découvrir le prestigieux CSSS Jeanne-Mance et ses infinies possibilités.
Quels sont vos projets pour les prochaines années?
Pour l’avenir, je n’ai aucun plan de carrière. Je vais me concentrer à soigner mes patients vulnérables et à poursuivre mon travail dans l’équipe itinérance du CSSS Jeanne-Mance, ainsi qu’à remplir de mon mieux les fonctions qui m’ont été confiées. Il y a beaucoup à améliorer et à créer. J’espère autrement me laisser du temps pour écrire, je forge un roman depuis trop d’années que je peaufine sans cesse, jusqu’à le réécrire sans cesse. Et un autre s’est composé en images dans ma tête.
Si vous aviez des conseils à donner aux étudiants en médecine qui souhaitent suivre un chemin similaire au vôtre, quels seraient-ils?
Demeurez authentiques, soyez qui vous étiez quand vous avez été admis en médecine. N’oubliez jamais vos racines, vos valeurs fondamentales, votre histoire. Votre cœur. Contestez vos autres certitudes. Laissez votre propre chemin s’écrire devant vous comme une odyssée, osez prendre la chaise libre.
Julie Hébert
Université McGill