On l’entend de plus en plus dans les corridors des hôpitaux : « La médecine de famille, c’est trop difficile. Tu dois tout savoir sur tout! » J’aimerais bien tout savoir, moi aussi. Ma vie en tant que médecin de famille serait bien plus simple. Imaginez : tout gérer de A à Z, ne jamais demander de consultation ou d’avis médical, ni même regarder sur UpToDate ou DynaMed. La belle vie! Hélas, grâce à nos chers collègues praticiens et chercheurs, la médecine s’est compliquée de façon vertigineuse en peu de temps et on se retrouve aujourd’hui devant cette évidence : il n’est pas possible, en 2018, de tout connaitre en médecine de famille. Ce qui ne veut pas dire, néanmoins, que nous ne maitrisons pas l’art de notre spécialité.
Encore récemment, lors d’une garde d’« hospit », je me suis fait apostropher par une pneumologue qui devait faire une rotation d’opioïdes pour l’un de ses patients. Elle m’a demandé des conseils par rapport aux calculs à effectuer et au choix de médication. Comme je n’ai pas trouvé de code de facturation pour donner mon avis médical, j’ai refusé de lui répondre… Blague à part, j’ai eu le plaisir de la guider vers la meilleure option thérapeutique pour son patient. Mais j’ai encore une fois senti dans mon dos le regard incrédule d’infirmières qui passaient par là et qui se demandaient comment il était possible qu’un médecin de famille puisse renseigner une spécialiste…
L’autre jour, j’avais l’honneur de recevoir dans mon bureau une jeune étudiante en médecine qui venait en observation le temps d’une journée. Elle était polie, réservée, m’appelait « Docteur » et me vouvoyait. Il va falloir que je m’habitue… Bref. En fin d’après-midi, lors de la rétrospective de la journée, elle m’a avoué sa surprise de constater que je n’avais pas demandé de consultation de toute ma journée de bureau et que j’avais répondu aux questions de mes patients sans broncher. « Vous n’avez pas besoin de faire voir la patiente en orthopédie pour une infiltration du genou? » Euh… non? « Je suis étonnée de vous voir prescrire de l’hormonothérapie à cette dame ménopausée; n’est-ce pas un acte réservé aux gynécologues? » Non plus. « N’est-il pas nécessaire de demander l’avis d’un psychiatre dans le cas d’une dépression réfractaire? » Pas nécessairement. De mon côté, j’avais l’impression d’avoir fait une demi-journée de suivi de continuité très standard, à l’image des journées que je vis habituellement. Mais je lisais dans le regard de cette étudiante que j’avais dépassé ses attentes en tant que probable future médecin de famille. Et pourtant…
D’accord, d’accord, j’admets que de temps en temps – en fait, tous les jours – j’ouvre mon iPad et je lis un peu sur UpToDate, parce que certains détails m’échappent. Mais souvent aussi parce que j’aime tout simplement avoir une pratique qui talonne le plus possible les plus récentes données probantes. Ce qui n’est pas toujours évident, ma foi, sachant que les guides de pratique changent presque à tous les ans. Mais ça ne fait de mal à personne et je ne me fais jamais reprocher par mes patients de ne pas être 100 % certain d’une réponse et de fouiller dans mes sources pour leur offrir une réponse exacte. Souvent, mon franc-parler finit par me faire dire : « J’en ai aucune idée! » La plupart du temps, mon patient prend un air surpris deux secondes, puis se met à rire de bon cœur quand il me voit sortir mon iPad et qu’il comprend que je prends mon travail au sérieux et que je tiens à lui dire la vérité la plus vraie possible. Ça fait aussi partie de la relation médecin-patient, un atout si cher à la médecine de famille.
C’est par ailleurs au fil des mois de ma résidence que je suis devenu de plus en plus à l’aise pour départager ce qui mérite mon attention de ce qui ne la mérite pas. L’art du je-ne-suis-pas-certain-de-ce-que-c’est-mais-je-sais-que-ce-n’est-pas-grave est un talent que développe chaque médecin de famille. C’est d’ailleurs essentiel à sa survie. Je me rappellerai toujours la fois où, dans mes premiers mois de résidence, un patient m’avait demandé, inquiet, ce qui pouvait expliquer que lorsqu’il mangeait du spaghetti, la sauce de son assiette changeait de gout et devenait soudainement amère, alors que celle de toute sa famille gardait le même gout… Je me souviens avoir cherché cinq bonnes minutes dans mes ressources la maladie métabolique rare qui se présentait de cette façon, de peur de me faire dire par mon superviseur que j’avais raté quelque chose de très évident. Et finalement ma surprise (et mon grand soulagement) de voir toute la salle de supervision partager le même fou rire après que j’aie raconté mon histoire. Ouf! je n’étais pas débile – juste un peu trop zélé.
Maintenant, ce n’est plus un problème. Une anamnèse et un examen physique précis, astucieux et ingénieux permettent, dans la grande majorité des cas, de déterminer s’il y a lieu de s’inquiéter ou non. Heureusement, sinon ce serait difficile de vivre avec l’incertitude devant les mille et une présentations possibles de chacune des mille et une (un million et une?) conditions médicales rencontrées en médecine de famille. Parce que oui, comme dans n’importe quelle spécialité médicale, et même dans presque tous les métiers, il y a le bread and butter de la médecine de famille. Et j’oserais dire – mais je suis surement un peu biaisé – qu’en médecine de famille, en tout cas sur ma table à moi, il y a aussi du pain aux noix, du pain de seigle, des bagels au sésame, de la miche maison, et pour mettre dessus, de la confiture, du beurre de cacahouète, de la gelée, de la marmelade et bien plus encore. La variété au menu ne dépend que de l’appétit qu’on a à pousser toujours plus loin sa connaissance et sa pratique. En ce sens, la médecine de famille est un véritable buffet à volonté!