Je ne commence pas cette nouvelle chronique (qui sera plus irrégulière que l’autre) en tant que rédacteur en chef, mais elle s’inscrira quand même elle aussi dans la lignée de mon mandat. Que ce soit comme éditeur du journal étudiant Le Pouls de l’Université de Montréal pendant l’année scolaire 2015-2016 ou pour Première ligne cette année, je m’efforce toujours de jeter des ponts entre la médecine et la littérature. Pierre Lapointe chantait : « J’ai jamais compris ceux qui d’viennent fous / À vouloir toujours mettre des maux sur tout » en jouant sur l’homophonie mots-maux – un trait d’esprit classique mais souvent approprié. Dans un article de 2016, je reconnaissais cette folie synonymisante à la science médicale, parfois nécessaire, parfois exagérée, mais toujours créatrice de possibilités esthétiques. Un sondage auprès de trois promotions de l’UdeM m’avait fait connaitre les mots médicaux préférés des étudiants. De la drépanocytose au météorisme, l’exercice était plutôt humoristique qu’autre chose. Dans le cadre de cette chronique, je refais mien le jeu de mots de Pierre Lapointe, mais avec une visée plus éthique qu’esthétique. Parce que les mots ont un poids certain, une portée évidente, et que, comme des scalpels de l’esprit, ils ne sont pas à manier à la légère.
J’ai à peu près l’impression de m’attaquer à une vache sacrée en annonçant d’emblée que ce que j’entends critiquer dans le cadre de ce premier volet, c’est l’expression même de « médecine de famille ». Pour m’éviter de sentir que je m’apprête à mordre la main qui me nourrit, je dois me rappeler que le mot n’est pas la chose et que, si les deux ont une certaine forme de vie, c’est la vie de la chose qu’il s’agit de défendre – et que, parfois, la vie des mots qui la désignent lui est plutôt nuisible qu’utile.
L’histoire des concepts est autrement plus complexe que l’histoire des humains. J’aurais aimé dresser le portrait des discours qui nous ont fait passer de la médecine généraliste ou de l’omnipratique à la médecine de famille; mais ce serait à peu près la même chose que de devoir parler de tous les médecins, patients, politiciens et autres qui ont peu à peu abandonné les premiers termes au profit du second. Une telle entreprise se situe non seulement au-delà du temps qui m’est disponible, mais en plus elle n’est pas non plus une prémisse nécessaire à mon argumentation. Pour l’histoire en dates, la voici : la FMOQ est créée en 1963 pour représenter les médecins dits omnipraticiens, ou dans le langage courant généralistes, la FMSQ le sera deux ans plus tard, soit en 1965, pour représenter les médecins dits spécialistes. Cette distinction stricte tiendra jusqu’au 25 novembre 2010, date à laquelle la médecine familiale sera officiellement reconnue comme une spécialité en soi par le Collège des médecins du Québec. La FMOQ n’a pas changé de nom et a continué de représenter les mêmes membres – même si à toute fin pratique, l’omnipratique ou le généralisme médical n’existaient plus. Remarquez que ce jour de 2010 n’est pas un moment-charnière dans l’histoire des mots, parce que de nombreuses autres associations portaient déjà des titres liés à la médecine de famille : le Collège québécois des médecins de famille (CQMF), le Collège des médecins de famille du Canada (CFPC), les Groupes et Unités de médecine de famille (GMF et UMF), etc.
Un omnipraticien, ce n’est pas qu’un médecin qui traite à plus petite échelle tous les systèmes, ce n’est pas non plus qu’une courroie de transmission qui réfère aux spécialistes. C’est un spécialiste lui-même, mais un spécialiste de la relation, du suivi, du long terme, du développement intégral de l’être humain comme entité biopsychosociale – et cette spécificité doit être reconnue.
Maintenant pour la réflexion. Je dois créditer un de mes amis, auteur et éditeur, pour le malaise qui en est la source. Dans ce court moment où mon cerveau était plutôt occupé à survivre à tout le par-cœur de l’année préparatoire qu’à se poser des questions, et où je pensais plutôt à la spécialité qui m’intéressait qu’à l’histoire des spécialités, il m’a dit qu’il trouvait assez ironique d’aller « voir son médecin de famille », lui qui était sans famille. Qu’on ne se méprenne pas, c’était un choix assumé : homosexuel et indépendant, il n’avait jamais voulu d’enfants et ne regrettait rien. Mais la discordance restait.
Je comprends parfaitement bien ce qu’a été la victoire de 2010, symboliquement et pratiquement. Il s’agissait de faire reconnaitre que l’omnipratique n’était pas qu’une courtepointe de toutes les spécialités, mais que son exercice exigeait des compétences propres et proposait des défis uniques. Un omnipraticien, ce n’est pas qu’un médecin qui traite à plus petite échelle tous les systèmes, ce n’est pas non plus qu’une courroie de transmission qui réfère aux spécialistes. C’est un spécialiste lui-même, mais un spécialiste de la relation, du suivi, du long terme, du développement intégral de l’être humain comme entité biopsychosociale – et cette spécificité doit être reconnue. Mais tout se passe comme si, en voulant chercher le système que traite l’omnipratique, on était remonté un niveau trop haut. Plutôt que de passer du cœur à la personne, on est passé du poumon à la famille. De manière arbitraire, et avouons-le plutôt traditionnaliste, on a choisi que l’unité de traitement était ce système que constitue une famille.
Alors qu’en toute logique, la famille devrait plus être l’espace vacant entre la santé individuelle et la santé publique que l’individu ne mérite d’être le trou béant entre un organe et une famille. Car la famille est un support de l’individu : il en vient, il en sort, il y revient, il en fonde une nouvelle ou plusieurs nouvelles à différents moments de son existence, et toutes ces transformations affectent sa santé, mais ne la constituent pas. Ce pourquoi c’est plutôt l’individu qui est le système traité par les soins de l’omnipraticien; ce pourquoi aussi, si la consultation peut se faire à plusieurs pour des problèmes qui l’exigent, le modèle historique de la relation médecin-patient, avec ses exigences de confidentialité, n’a pas été chamboulé par l’idée de médecine familiale.
Il faut trouver un terme technique qui exprime bien que le médecin omnipraticien conçoit l’individu comme un système, formé de la somme des systèmes biologiques qui le composent, de son système psychique, et du système formé par ses interactions avec autrui, qu’il s’agisse de la famille, des collègues de travail, des employeurs, des amis, etc. Pour l’instant, je n’en vois pas d’autre plus efficace que « médecine individuelle ». Pour l’instant donc, d’ici à ce que mon idée soit appréciée si elle doit l’être, au quotidien, j’essaie de parler d’omnipratique et aussi rarement que possible de médecine de famille. À défaut de désigner clairement ce qu’on considère être la globalité de cet « omni », on évite de donner l’impression de penser que la famille est la finalité à laquelle tout doit être rapporté – le plus petit dénominateur commun de la vie humaine.
Frédéric Tremblay
Étudiant de 3e année
Université de Montréal au campus de Montréal