LES MAUX DES MOTS DE LA MÉDECINE – Chronique 2
Dans le numéro de novembre 2017 de cette même revue, j’exprimais les raisons pour lesquelles je n’appréciais pas le concept de médecine familiale qui s’est tant propagé ces dernières années dans la profession (quoique pas nécessairement en dehors, où on persiste souvent à dire « généraliste » et à iglnorer qu’il s’agit désormais d’un poste requérant une résidence de deux ans plutôt que d’un statut « de base » à l’obtention du MD). Rapide rappel : le fait que je ne voyais pas pourquoi on faisait de la famille l’unité à traiter, alors qu’elle tend à être de moins en moins le « socle de la société » qu’elle a pu être autrefois; la nécessité d’en prendre parfois les membres séparément, parce que si leur proximité fait qu’ils peuvent être affectés de la même manière (autant physiquement par l’environnement matériel que psychiquement par l’environnement émotionnel), ils vivent aussi bien souvent des parcours distincts qui exigent de maintenir les frontières entre eux. Pour toutes ces raisons, je proposais qu’on parle plutôt de médecine individuelle. Ce concept insiste sur le fait que la personne est véritablement le sujet d’intérêt du médecin – la personne prise dans son ensemble, donc dans une perspective holistique.
Cette chronique sur les maux des mots médicaux (une sorte de continuation de ma Santé idéale : réflexions pour praticiens du 3e millénaire commencée dans Le Pouls de l’Université de Montréal) a malheureusement été mise sur la glace depuis. Le hasard fait bien les choses : au moment même où j’ai choisi de lui redonner vie, j’ai aussi constaté que mes idées sur la meilleure manière de nommer notre [très probablement future] spécialité avaient évolué. De sorte que la deuxième chronique peut aussi concerner ce sujet que je considère essentiel, même si d’autres n’y verront peut-être que de l’enculage de mouche. Il faut savoir ce qu’on traite pour être à même de le traiter optimalement, et à mon sens, la difficulté de mettre des mots précis sur notre tâche peut être vue comme révélatrice du fait que nous ne savons pas trop vers où elle se dirige au juste. Qu’on voie ici mon humble tentative de réponse à cette question qui, bien entendu, restera toujours ouverte au débat et à la discussion, et ne trouvera peut-être au fond jamais de fin – si, contrairement aux différentes autres spécialités réparties par système, « cette médecine-là » est vouée à se faufiler toujours dans les failles entre lesdits systèmes.
Je tiens à faire remarquer d’abord que, suite au commentaire d’une responsable du Collège québécois des médecins de famille (CQMF), j’ai fait passer ma plume, et donc celle de tous les collaborateurs de Première ligne que je corrige, de la médecine familiale à la médecine de famille. En effet, c’est la formule noble (avec la particule « de ») plutôt que la formule concise avec adjectif qui a été inscrite dans la loi sur la profession. C’est donc pour respecter le discours du législateur que j’ai changé de formulation. Pour la même raison, j’ai cessé d’utiliser « omnipratique » aussi souvent que possible, cette désignation ne désignant en fait plus rien. Mais il n’y a rien de contradictoire à utiliser les termes prescrits par la loi et à défendre, en parallèle, l’idée qu’ils pourraient changer, qu’ils devraient changer pour nous exprimer plus, donc nous exprimer mieux.
Je digresse. Retour au sujet principal : l’avenir de la manière de nommer la spécialité pour le moment nommée « médecine de famille ». Pourquoi est-ce que je considère maintenant que de passer à « médecine individuelle » ne serait pas suffisant? Parce que le propre de cette médecine, ce n’est pas seulement de considérer l’individu dans son ensemble. C’est surtout de le considérer dans le temps, c’est-à-dire sur le long terme. Ce qu’on appelle en termes techniques le « suivi » se retrouve dans toutes les spécialités médicales, mais dans les spécialités autres que la médecine de famille, il survient presque comme un accident. Il faut suivre le patient parce qu’on a traité un problème aigu; il faut suivre le patient parce qu’on l’a opéré; il faut suivre le patient pour s’assurer qu’il est tout à fait guéri et qu’il ne développe pas de complications. Il n’y a que pour la médecine de famille que le suivi est l’essence même du travail médical plutôt qu’une sorte de dommage collatéral d’un acte médical réalisé sur un patient ponctuel.
Si on me permet de néologiser, puisqu’il le faut parfois pour imprimer certains concepts dans l’imaginaire, je dirais donc que la médecine de famille, pour peu qu’elle accepte de se concevoir dorénavant comme une médecine de suivi, devrait considérer que sa spécialité est le suivisme médical – et ses praticiens des suivistes. Il faut bien après tout être cohérent, c’est-à-dire avoir de la suite dans les idées (jeu de mots intentionnel)… même si on considère que les termes ne sont pas les plus esthétiques qui soient. D’ailleurs il n’est pas nécessaire de les adopter tels quels, de la même manière qu’on ne parle pas actuellement de famillisme médical et de ses praticiens, les famillistes. Mais pour ce qui est de la « médecine de suivi » contre la « médecine de famille », je suis là-dessus tout à fait sérieux. Ce recentrage de la vision de sa pratique mène selon moi presque directement à une réorientation de la pratique elle-même. À partir du moment où il considère que son but est de suivre le patient, le médecin développe une expertise sur la manière dont le temps affecte la santé, sur la façon dont la santé se développe aux différents âges de la vie, sur les transitions entre chacun d’eux et sur ce qui est préservé à travers tous les changements. Il ajoute la dimension finale, la quatrième dimension, au holisme de la médecine individuelle à un instant précis : celle de la transformation, du mouvement, qui fait voir la vie de l’individu dans le temps comme le tout ultime. La médecine « du berceau au tombeau », comme disaient les poètes romantiques français du 19e siècle : voilà ce que nous pourrons être fiers de pratiquer en exclusivité.
Frédéric Tremblay
Université de Montréal – Campus Montréal, promotion 2019
Rédacteur en chef 2018-2019 de Première ligne